Aline, c’était une vieille dame. Je ne sais pas quel âge elle avait, mais ses traits étaient déjà marqués par la vie. Elle arborait une coupe garçonne, avec des cheveux complètement blancs... Je ne sais toujours pas quel âge elle avait. On aurait presque dit que le temps l’avait aveuglément traversée. On voyait qu’elle avait vécu... J’aurais pu lui donner quatre-vingts ans.
Je me rappelle de la première fois que je l’ai vue. On était tous assis dans le jardin. Certains sur un banc, d’autres par terre, tous en pyjama ou presque, profitant du soleil autour d’une cigarette, à discuter pour faire passer le temps, à rire pour oublier où on était. Chacun, le cœur alourdi par ses maux, mais le sourire aux lèvres.
Elle venait d’arriver. Alors, tous unis et dans un élan de respect pour tout ce temps qu’elle semblait avoir vécu, on lui a proposé de s’asseoir avec nous, sur le banc.
À côté d’elle, Kaoutar... Je ne sais pas vraiment comment ça s’écrit, j’aurais dû lui demander. Une dame d’une quarantaine d’années. Elle fumait du tabac à pipe qu’elle roulait elle-même, un tabac rouge, le moins cher. Elle avait trois enfants... ou cinq, je ne sais plus. Le temps a effacé tant de souvenirs, bien que j’aie passé plusieurs mois avec ces personnes.
Kaoutar aimait rire. À l’instant où je l’ai vue, j’ai cru reconnaître ma tante. Une femme qui avait élevé ses enfants seule, qui avait souffert de son divorce, de son ex-mari qui voulait reprendre ses enfants. Elle était triste... Pas peureuse, mais triste de ce qui pourrait arriver si son ex-mari lui reprenait la garde de tout ce qu’elle chérissait le plus au monde.
C’était une femme forte, autant par sa corpulence que par sa voix, et même par sa persévérance.
Kaoutar était triste, mais elle se battait encore pour ses enfants. Elle voulait maigrir, sans comprendre que sa force résidait dans tout ce qu’elle était. Kaoutar était gentille... Avec moi, elle m’écoutait, et elle nous écoutait. Ce dont je me souviens, c’est que Kaoutar riait... Elle riait tellement.
Aline était muette tout ce temps. On aurait pu parler des heures sans se rendre compte qu’elle existait. Elle n’avait pas dit un mot, pas même un bonjour... et elle voulait déjà repartir. Curieusement, nous étions tous un peu intrigués par elle, quand bien même nous l’avions déjà intégrée à notre petit comité.
Elle se levait avec difficulté pour rejoindre sa chambre, quand soudain, elle s’est mise à tomber. Elle ne s’est pas prise les pieds dans le tapis en mousse sur lequel nous étions allongés (comme si l’herbe n’était pas plus agréable pour s’allonger), elle s’est simplement effondrée... comme si tous ses muscles l’avaient quittée en une minute.
Cerry (comme c’est rigolo) s’est précipité pour la retenir. C’était le plus jeune et le plus costaud. Et nous, on a couru à l’infirmerie chercher un soignant. On a tous eu un peu peur. L’infirmière est arrivée tranquillement, les bras ballants.
« Aline ! Ça suffit maintenant, tu arrêtes de faire semblant ! »
Et Aline s’est levée... elle a commencé à marcher vers sa chambre. Nous sommes restés un petit moment les yeux écarquillés avant de rire à nouveau de la situation.
C’était la première fois que je rencontrais Aline.
Aline aimait bien marcher dans le couloir, quand elle ne restait pas enfermée dans sa chambre. Parfois, j’entrevoyais ce qui se passait dans sa chambre par l’ouverture de la porte. Son mari venait la voir. Il semblait assez jeune... enfin, étrangement, ils semblaient avoir le même âge, mais lui avait l’air encore en bonne santé. Il lui donnait à manger, il restait près d’elle.
Je ne sais même pas comment j’ai su que c’était son mari. Il avait l’air de l’aimer.
En face de sa chambre, il y avait Juliette. Une dame d’une soixantaine d’années, meurtrie par le décès de son mari. Cette dame n’avait plus rien... elle voulait que je rentre dans sa chambre pour me parler. Elle était gentille, mais dans ses yeux, la tristesse ne faisait que se refléter. Elle ne sortait pas beaucoup. On essayait de la faire rire, mais son cœur n’était plus qu’un glaçon. J’ai peur de me demander si elle avait déjà abandonné.
Après avoir bu ma tisane, je suis partie chercher mes médicaments. Il y avait Zara, une fille un peu plus jeune que moi, très jolie. De fins cheveux blancs... ou blonds, elle avait fait une teinture. On était amies, en même temps tout le monde était un peu ami ici.
Je ne sais pas vraiment pourquoi elle était là. Elle avait parfois des permissions de sortie, elle sortait voir son chien avec son père. Elle adorait les animaux, elle était si fière de nous montrer son chien à travers le grillage du jardin qui donnait sur le parc.
Elle était moins fière de nous montrer son père derrière... qui l’avait violée.
Je ne sais même pas ce qui s’était passé... parfois c’était sa mère le problème, d’autres fois son père... tout était flou. Mais dans cet ouragan d’imprécision, elle savait ce qu’elle aimait. Elle voulait juste pouvoir vivre avec ses chats et finir ses études vétérinaires.
Elle et moi, on attendait nos médicaments. Aline, comme à son habitude, déambulait dans les couloirs. On aurait presque dit un zombie qui se cognait à tous les murs qu’elle croisait. Un seul couloir... dans lequel on vivait.
Zara et moi discutions quand, d’un coup, un bruit sourd s’est fait entendre au fond du monocouloir. Aline s’était effondrée par terre, devant la porte qui signait la liberté de cette cage. J’ai eu un peu peur... elle était tombée avec une telle violence. Zara m’a alors rassurée, elle m’a dit une phrase qui commençait à devenir culte :
« Laisse, c’est Aline. »
Alors on a attendu nos médicaments.
Puis un infirmier a ouvert la porte, ne sachant pas ce qui se trouvait derrière, il a ouvert avec entrain. Aline s’est pris la porte, toujours allongée par terre. Quand l’infirmier l’a remarquée, il est parti chercher un coussin, l’a mis sous sa tête... puis l’a laissée là.
La situation n’était pas drôle, mais on s’accrochait à tout ce qui pouvait nous faire rire. Alors Zara et moi, on a rigolé. Médicaments, tisane... et au lit.
Les infirmiers, quand ils allaient voir Aline, chantaient souvent à tue-tête dans les couloirs :
« Et j’ai crié, criééé ALINE pour qu’elle revienne... »
Aujourd’hui, j’y pense encore souvent, le sourire aux lèvres.
Je ne sais pas ce qu’est devenue Aline. J’ai quitté le secteur fermé quelques temps plus tard. Puis d’autres m’ont suivie. On n’était plus au sous-sol. On avait tous peur de remonter.
Je crois que c’est Jérôme qui est monté en premier, je ne me souviens plus. Le quarantenaire alcoolique qui bataillait chaque jour pour arrêter de boire. Il avait fait plusieurs cures, sans succès. Il ne savait pas utiliser un téléphone, on avait passé des heures à lui expliquer comment ça marchait. Qu’est-ce qu’il était bon ce gars ! Un monstre de gentillesse. C’est lui qui me dépannait des clopes quand je venais d’arriver.
Kaoutar est montée aussi. J’étais ravie de savoir qu’elle allait mieux. Monter, ça voulait dire aller mieux... avoir besoin de moins de surveillance. D’autres sont restés en bas. J’ai fait d’autres rencontres, alors on s’est tous un peu éloignés... c’était un peu triste.
Et puis un jour, je suis sortie dans le jardin. Kaoutar, aussi souriante dans l’âme qu’elle était, pleurait. On essayait de la comprendre, de lui parler, de lui dire de tenir bon pour ses enfants. Alors elle nous souriait... mais pas comme avant, elle souriait par politesse.
J’étais loin de comprendre ses problèmes... alors j’essayais de la rassurer avec mes mots d’ado.
On est rentrés. Je ne pensais qu’à moi à ce moment-là. Égoïste de me dire que je n’avais pas envie de la consoler plus, de passer plus de temps avec elle. Que ceux autour le faisaient sûrement mieux que moi. Alors on s’est échangé un regard, Kaoutar et moi, et je lui ai bêtement dit :
« Tu fais pas de connerie hein ! »
Elle m’a souri, par politesse.
Ce soir-là, Kaoutar nous a quittés. On l’a appris des semaines plus tard. Après des semaines de coma, ses enfants ont préféré la débrancher pour ne plus qu’elle souffre.
Kaoutar était pleine de vie.
Je n’ai jamais été trop triste de son décès. J’ai pleuré un peu... sûrement plus par égoïsme que par tristesse. Mais je garde son sourire encore imprimé dans ma tête, parce que Kaoutar, elle souriait. Tout le temps.